Article “Nuit et Brouillard défense et illustration”d’Adolphe Nysenholc

Nuit et Brouillard

Défense et illustration

Adolphe Nysenholc

(Paru en ouverture du n° sur Alain Resnais, dans Contre Bande, revue cinématographique de l’Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, 9, Paris, 2003.)

 

  Art du 20 e siècle, le cinéma a donné des oeuvres qui transcendent leur temps : Bronenosets Potemkin, la Grande Illusion, The Great Dictator, Nuit et Brouillard.

Ce dernier est resté longtemps dans la conscience collective le film du génocide[1] . Mais il n’a pas cessé d’être l’objet de critiques.

C’est contre lui que s’est construit Shoah[2], notamment par le refus des images d’archives. Et aussi à cause de sa finale qui est une des plus poignantes du cinéma. “Les larmes et ces cadavres, à la lettre, brouillaient la vue. C’est clair”, ironise Lanzmann[3]. “Quand on voit Nuit et Brouillard, enfin ces images, les pyjamas, les barbelés, il y a une tension qui monte, il y a une émotion qui permet à la sortie de ce genre de film de se sentir disculpé”[4]. Or, dans Shoah, Mordechaï Podchlebnik au bout de son sourire finit par craquer, Filip Müller pleure, et touchent.

On prête à Resnais une séduction quasi malsaine. “Dans Shoah, dit-on, il n’y a aucune jouissance de l’image”[5]. Pourtant, les témoins directs, rescapés des sonderkommandos, perçus comme des héros ayant vaincu la mort, sont aussi fascinants que des revenants de tragédie antique.

Cl. Lanzmann parle de son film en termes de “nouveauté radicale” (ibid.) “Même un paysage tranquille, même une prairie avec vols de corbeaux, des moissons et des feux d’herbes… peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration…” Cette constatation, énoncée dès le commencement de Nuit et Brouillard, est le fond même de la plupart des séquences en extérieur chez Lanzmann. Celui-ci reprend l’étonnement devant la banalité du lieu présent, voire sa beauté, et qui est en fait un lieu d’histoire, d’horreur.

Plus loin, après les plans de trains de déportation, le plan 71 de Nuit et Brouillard[6] est un lent travelling en plongée sur de vieux rails en désaffection, envahis par l’herbe, prolongé par un pano vertical (de bas en haut) avec visée au loin de l’entrée de Birkenau. “Aujourd’hui, sur la même voie, il fait jour et soleil. On la parcourt lentement, à la recherche de quoi ? interroge Cayrol. De la trace des cadavres qui s’écroulaient dès l’ouverture des portes ? Ou bien du piétinement des premiers débarqués, poussés à coups de crosse jusqu’à l’entrée du camp, parmi les aboiements des chiens, les éclairs des projecteurs avec au loin la flamme du crématoire, dans une de ces mises en scènes nocturnes qui plaisaient tant aux nazis.

C’est le thème de la recherche – à travers de rares vestiges – que l’on retrouve dans Shoah. D’ailleurs la fin du plan 71 est refait dans Shoah. Le retour du refoulé ? Dans Nuit et Brouillard, la question “de quoi ?” introduit en outre une incertitude, le problème de l’oubli, la difficulté de perpétuer le souvenir de ce qui n’existe plus, et du danger à cause de cela de ne pouvoir faire face à une nouvelle montée des périls.

Ce n’est pas parce que Resnais montre des images que l’on voit tout[7] : les corps qui tombent des wagons sont évoqués par des mots (finalement comme dans Shoah), pendant ce discours ne sont enregistrés que des rails rouillés (une métonymie du dernier voyage). Il y a continuellement litote.

Avant Lanzmann qui conduit ses témoins sur les lieux du crime, Resnais y mène Cayrol, qui a connu les camps. Si ce témoin n’est pas dans l’image, il est dans la bande son, même si ce n’est pas sa voix.

Et Franz Buyens, en 1978, filmera d’anciens déportés à Auschwitz, sur fond de baraquements. L’originalité de Lanzmann est d’avoir choisi des prisonniers qui ont assisté de visu à l’opération d’élimination des gens, puisqu’ils avaient été sélectionnés pour travailler dans les chambres à gaz, de les avoir retrouvés aux quatre coins de la terre, d’avoir eu la patience et l’intelligence de les convaincre de témoigner, d’avoir orchestré la composition de l’oeuvre comme une “symphonie”.

Mais, sans Nuit et Brouillard, Shoah n’aurait pu se contenter de récits oraux. Lanzmann peut ne montrer que des témoins qui racontent parce qu’il existe déjà avant lui un film à archives et archi-connu. Les paroles chez Lanzmann évoquent nécessairement les images de N uit et Brouillard. Le récit de Bomba, le coiffeur de dames dans la chambre à gaz de Treblinka, prend toute sa signification du fait qu’on a vu la mer de cheveux dans Nuit et Brouillard, les photos de femmes tondues, les corps nus de celles qui attendaient avant une action spéciale…

Resnais – et ceux qu’il a inspirés[8], –  empêche Lanzmann d’être abstrait. Il n’y pas de film total de la shoah. L’un complète l’autre. La multiplicité des points de vue enrichit notre connaissance du phénomène.

Assurément, chez Resnais l’envisagement est universel. Et la voix off d’une personne anonyme est choisie parce qu’elle induit un discours de vérité générale. Il s’agit de dire moins le judéocide que le crime contre l’humanité. Ce point de vue ne laisse pas de place face caméra pour un récit individuel.

D’autant plus qu’on est à l’époque (1956) où peu de victimes parlent. Personne ne croyait l’incroyable. La nécessité de parler naît du négationisme qui niera même l’évidence de l’image. Et l’urgence s’est imposée par la prise de conscience qu’Un jour les témoins disparaîtront[9]. C’est la décennie de la genèse de Shoah (1975-1985)

Mais c’est aussi la période où Nuit et Brouillard continue d’être montré partout pour contrer les forces néo-fascistes. Ce film a joué dans les démocraties un grand rôle qu’une enquête sociologique devrait un jour mettre en lumière.

D’autres se sont scandalisés au visionnement de Nuit et Brouillard. Robert Michael souligne qu’on y “oublie les Juifs”[10] . Ilan Avisar fait remarquer qu’on n’y entend pas davantage le mot allemand[11].

Le mot “juif” est prononcé une seule fois à peine, lors d’une énumération de nationalités. Le reproche serait recevable pour une émission de radio.  Mais, sur l’écran, on voit les étoiles juives portées par les déportés (plans 36, 52, …) et qui ne trompent personne.

Quand, après “Stern l’étudiant juif”, on cite “Schmulski marchand de Cracovie”, n’est-ce pas clair ? et ensuite “Annette lycéenne de Bordeaux” : y avait-il des élèves non-juives déportées dans les camps ? Car leurs noms sont associés à des images de baraquements prêts à les accueillir. Et quand on parle des raflés de Varsovie (plan 35), avec la fameuse photo du petit garçon à la casquette les mains levées qui a fait le tour du monde, ou des raflés du Vel d’Hiv (plan 40), ne sait-on pas en 1956 qu’il n’y avait là que des juifs ? Plus tard, ce sera moins certain. Et c’est une des raisons qui a motivé un Lanzmann à se centrer sur le judéocide. Nuit et Brouillard ne met pas une limite nette entre les déportés raciaux et les prisonniers pour résistance. Mais c’était dans un esprit humaniste, et non révisionniste. Si dans ce contexte les résistants étaient sanctifiés par la grâce du martyre des exterminés, les victimes de la solution finale se voyaient aussi héroïsés.

Il est vrai, l’accent n’y est pas mis sur le fait que le meurtre de masse, dit “traitement spécial”, était presque uniquement appliqué aux juifs et Tsiganes. Il est possible qu’il y ait  là une contamination de l’attitude en Pologne et de tout le bloc soviétique, où l’on avait gommé la dimension juive des mémoriaux, comme celui d’Auschwitz sur lequel on mentionnait la mort de millions d’ “hommes” sans distinction.

Cette union de camarades de tous les pays a pu séduire un Resnais homme de gauche. Quant à Cayrol, résistant catholique, qui avait été arrêté comme prisonnier Nacht und Nebel, et donc destiné à disparaître, sans laisser de trace, comme un juif, il était disposé à fondre les deux états de déportés en un.

En outre, commémorant le 10e anniversaire de la Libération, l’union sacrée des vainqueurs occultait toujours le problème de la collaboration. Resnais, à qui le ministère avait demandé de couper un plan de cinq secondes, a, finalement après deux mois, camouflé le képi du gendarme français qui gardait le camp de concentration de Pithiviers. Son film a néanmoins été retiré de la Sélection officielle de Cannes[12].

Mais c’est dans cette quadrature du cercle que Resnais a donné son oeuvre peut-être la plus forte. Il n’y pas qu’à Hollywood où les conditions de production contribuent à donner forme à l’oeuvre artistique.

“Les courts métrages qui ont été faits sur les camps en 45 et 46 n’ont atteint aucun public. Avec Nuit et Brouillard, j’ai eu la volonté de faire un film susceptible d’atteindre un grand public” dit Resnais[13]. Il a choisi de ne pas déplaire à la majorité, pour qu’elle ne se détourne pas du message fondamental de la mise en garde. Il a donné suffisamment de signes pour qu’on n’ignore pas qu’il traitât de l’Holocauste, mais il a suffisamment sacrifié ce martyre pour que presque tous se sentent concernés.

Resnais concède, dans une interview à Charles Krantz[14], qu’il a pu faire une erreur de jugement. Effectivement, le juif n’a pas été tué comme homme, mais comme juif – parce qu’on ne voyait pas en lui un homme. Seulement, le droit à la différence ne va pas sans le droit à la communauté. Et Resnais a cru sauver l’essentiel.

Certes, le titre se réfère à une catégorie de prisonniers, les NN, dont le nombre était resteint (7.000, parmi lesquels 5.000 Français). Mais le film n’est pas qu’un hommage patriotique. Grâce à la poétique de l’oeuvre, son titre a fonctionné comme une métaphore pour tous les disparus de la guerre[15].

Des historiens pourraient émettre des réserves, dues à la manipulation des images (personnes dépouillées de leurs vêtements avant un massacre sur le front de l’Est amalgamées avec des prisonniers “prêts” à entrer dans une chambre à gaz.) Les sources iconographiques ne sont pas citées sur chaque image, comme les références bibliographiques au bas des pages. Mais le propos de Resnais n’est peut-être pas tant l’exposé scientifique de l’extermination des juifs d’Europe que la dénonciation du régime nazi par ses crimes les plus divers à travers les camps de concentration des prisonniers politiques.

Et Vincent Lowy[16] s’indigne que la chambre à gaz serait “annexe” dans Nuit et Brouilard. Or elle est l’objet du dernier tiers du film. Est d’abord montrée celle de Majdanek. La caméra y explorant, longuement, les murs, le plafond, vient buter dans un coin, pour figurer le cul-de-sac de la mémoire. Cette séquence dramatique est annoncée par les phases de la construction des  sinistres bâtiments (photogrammes de la visite d’Himmler, choix des plans des ingénieurs.) Et clôturée par un point d’orgue noir : des corps carbonisés. Afin que nul n’ignore. Et la fin du film, à Auschwitz II, est construite sur une même trajectoire complexe dans les décombres du four crématoire (et donc de la chambre à gaz attenante), au même rythme que celle de Majdanek, et qui induit un même lieu. La finale est une situation stratégique dans la stylistique d’une oeuvre. Tout le film y conduit. La destruction d’un peuple en est le climax.

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Nuit et Brouillard n’aurait pas cette force, “si ce n’était d’abord une grande oeuvre d’art”[17]. Par son travail poétique, le cinéaste a mis au point une forme, à la mesure de l’événement.  Avant Hiroshima mon amour, c’est avec Nuit et Brouillard que Resnais révolutionne le cinéma.

Qu’est-ce que Resnais a à dire ? Plus jamais ça, et pourtant ça recommence. On torture en Algérie[18]. Ce sera le sous-entendu, qui pointe dans le finale, où il est fait allusion à de “nouveaux bourreaux”. “Le bacille de la peste ne meurt jamais…”(Camus). “Comme si l’on guérissait de la peste concentrationnaire…” concluait Resnais.

Il a à sa disposition des photos et des bandes filmées (de sources allemandes et alliées). Il va explorer les photos comme il a déjà parcouru les tableaux de Van Gogh ou Guernica. Il s’impose de devoir respecter les personnes qu’on a fait vivre dans l’abjection. Il s’agit de rester à égale distance de la pudeur extrême, – qui serait de fermer les yeux (mais si l’on veut dénoncer, il faut montrer l’intolérable), – et de la “jouissance de l’horreur”[19] (qui donnerait dans le voyeurisme sado-masochiste des kapos eux-mêmes). Dans le montage, l’insoutenable peut dépendre de fractions de secondes. Ce film est un hommage à ceux qui n’ont pas reçu de sépulture. Son rituel se déroule comme la cérémonie de leurs funérailles symboliques. Et le ton est celui d’un sermon d’adieu.

Pour ne pas pratiquer la langue de bois, le réalisateur avoue la distance. C’est tout le thème de l’incommunicabilité avec le passé, avec les autres. Tu n’as rien vu à Auschwitz. Il n’a trouvé que des baraquements sans cris. Il a dû tout recréer, dire qu’on ne peut rien en dire, mais par là même le dire. Les lieux vides du présent, il les anime avec des images muettes du passé, avec des ombres…. Telle est la dialectique de sa mise en oeuvre.

“Dans Nuit et Brouillard, je n’ai cherché qu’une couleur réaliste, qu’une reproduction la plus fidèle possible du lieu.”[20].  Et par contraste, le noir et blanc devenait citation du passé. De fait, le réel présent est traité comme de l’imaginaire, avec des mots qui essaient de se souvenir (et les longs travellings qui prospectent le camp sont comme des tentatives de remonter dans le temps). Ce statut ambigu de l’image confère de l’authenticité au film. “Notre idée était de réagir contre la tendance constante à donner une image abstraite des camps. Il fallait faire voir les arbres, à l’automne, les couleurs splendides et gaies de ces lieux de torture” (Cloquet)[21]. Resnais utilise Easmancolor, et non Agfacolor, pour rendre cette impression de tons plus naturelle. Si le camp aujourd’hui avait été sinistre, cela aurait rendu tout ce qui s’y est passé compréhensible. Mais en le montrant sous un soleil radieux, Resnais souligne l’inhumanité de ceux qui y ont perpétré leurs abominations.

Aux antipodes de la rhétorique nazie lourde et emphatique, Resnais use d’une grande économie de moyens. Son écriture est une recherche d’effets poétiques par la suggestion.

“Dans les souvenirs on pense un peu en gris, en tout cas dans une couleur moins nette”[22]. Mais les traces sont dérisoires. La mémoire est faite d’oublis. La campagne verte constitue un obstacle à atteindre, au-delà d’elle, le passé qui se dérobe. “Il est des crimes qu’il serait criminel d’oublier”[23]. La présence du passé dans le présent est un thème qui hante le cinéma de Resnais.

Cette réalité des camps… c’est bien en vain qu’à notre tour nous essayons d’en découvrir les restes… Dans ce dortoir… on ne peut vous montrer que l’écorce, la couleur… le décor… voilà tout ce qui nous reste pour imaginer”. Mais imaginer n’est pas vivre. Ce film est le film de la “mauvaise mémoire”. “Au moment où je vous parle, l’eau froide des marais et des ruines remplit le creux des charniers, une eau froide et opaque comme notre mauvaise mémoire”.

Dans A la recherche du temps perdu, par la mémoire involontaire, “je”, le narrateur, revit son passé dans le temps retrouvé. C’est une conscience penchée sur elle-même par introspection. Dans Nuit et Brouillard, c’est quelqu’un qui n’a pas vécu la situation, qui essaie d’approcher l’innommable, non que cela ne porte pas de nom mais parce que c’est une honte.

Resnais recourt aux offices d’un ancien déporté. Même si le frère de Jean Cayrol est mort en déportation, la famille d’un résistant n’était pas en principe inquiétée : ses enfants, sa femme, ses vieux. Et Cayrol a vécu son martyre de travailleur forcé à travers l’imaginaire de la Passion, comme une imitation de Jésus Christ. Quand il revient, il se sent un Lazarre moderne, ressuscité d’entre les morts. Sa remémoration ne peut redonner vie à ceux qui ont souffert la longue agonie dans le noir et la suffocation.

“Dans Nuit et Brouillard, plus l’image est violente, plus la musique est légère. Eisler voulait montrer que l’optimisme et l’espérance de l’homme existaient toujours en arrière-plan”, dit Resnais[24]. Tel est le contrepoint son/ image. Tout le film est un chant. Et l’oraison est piquée d’ironie tragique : musique pastorale sur les champs qui bordent le camp de la mort ; pizzicati de violon, pour démarche de frêle flamands roses plutôt, alors qu’on voit défiler au pas de l’oie les soldats bottés et casqués. Le film s’ouvre sur le générique avec une longue phrase mélodique, ample, fervente, dont la résolution est laissée en suspens. Et elle réapparaît, comme lien entre le passé et le présent, à la fin, où elle reprend vigueur, s’élève comme un hymne, ardente, en une coda pathétique

Nuit et Brouillard est le chef-d’oeuvre du film de montage… harmonieux dans son inéluctable progression”[25]. “Sa perfection esthétique devient fonctionnelle”[26]. Alain Resnais, “deuxième monteur du monde derrière Eisenstein”, d’après Godard[27].

La déportation ainsi comporte des segments prélevés dans des déportations diverses : le rassemblement des raflés, des plans rapprochés d’individus, la fermeture des wagons. Le tout donne l’impression d’une même continuité. Le but n’est pas l’identification singulière de tel transport. Resnais tend à une vision globale. Comme il n’y a pas un film qui donne tout le parcours, il faut suppléer les manques. Il enchaîne les images naturellement selon le montage plastique mis au point par Eisenstein. Il entretient l’intérêt par les jeux de la forme. Sinon c’est toute la réalité de la shoah qui risque de disparaître dans la nuit et le brouillard.

La structure entière est faite ainsi de trouvailles. Ici, un raccourci temporel (plan sur papier d’une chambre à gaz, suivi d’un baraquement avec sa cheminée de crématoire : du projet à la réalisation). Là, en un développement plus large, il y a la séquence de la foule en rang sur un trottoir, qui marche vers une gare, et que l’on remonte à contre courant : travelling à partir d’un véhicule invisible. L’image est suivie de celle d’un train (vu d’un pont), convoi qui “remonte” l’image selon le même axe en diagonale (mais cette fois la foule est, pense-t-on, dans le train, masquée). Et le train longe à sa gauche des rails vides, qui ont le même profil que les lignes du trottoir filant vers leur point d’horizon. Cette image est donc une reproduction, avec variation, de la précédente. Or ces wagons, issus d’une actualité d’époque, contiennent peu vraisemblablement des déportés ! Le plan se termine sur la fumée épaisse qui s’échappe de la locomotive, métaphore de la cheminée de certain four. C’est devenu un cliché (voir Au nom de tous les miens, Korszak, Un train de vie, même dans Shoah.)

Ensuite, on a reproché à Resnais d’avoir intégré même une séquence d’un film de fiction[28]. Celle du train arrivant dans la brume de la nuit (à Auschwitz). Il en avait besoin, pour illustrer le titre ; sans mentir aux faits (Cayrol peut l’attester).

Resnais a utilisé des “techniques non-conventionnelles dans le documentaire” (J. Monaco). Il a même élaboré une nouvelle “stratégie stylistique” (I. Avisar), et qui sera l’instrument de ses longs métrages de fiction.  Le problème était : comment informer la matière documentaire sans porter atteinte à la vérité historique et dénaturer la réalité même des camps.

En confessant la difficulté d’approcher la réalité, il prend le contre-pied de l’idéologie fasciste, faite d’affirmations péremptoires, de la certitude de détenir la vérité, et de pouvoir l’imposer par la force. D’où le ton rentré, la quête, les allusions. Il préserve la dignité des victimes dans une certaine distanciation (comme si on demandait pardon de ne pas pouvoir bien se souvenir). On venge un peu par une ironie pince-sans-rire (“miradors de styles alpin, japonais, sans style”). La musique se moque des bourreaux dans une dérision contenue.

“Les documents sont parmi les plus supportables de ce que l’on pouvait choisir”[29]. Non : ils sont souvent horribles, en soi. Mais les images ont été traitées. Resnais transfigure son sujet sans le trahir. Peut-on écrire de la poésie après Auschwitz ? Le film Nuit et Brouillard est un poème. Il finit en mise en garde prophétique. Après Auchwitz, il faut surtout faire de la poésie. C’est la plus belle victoire sur la barbarie.

Le Potemkine était déjà plein de stylisations : la fusillade sur les escaliers n’est pas historique mais issue de l’imagination du poète épique Eisenstein ; le prélart figure allégoriquement un linceul : rien de réaliste. Ce communiste dur et pur n’a pas hésité à faire rêver le réel pour être plus vrai.

Et “l’escalier” de la carrière de Mauthausen, où seraient morts 3.000 Espagnols pour le construire, était plus prosaïquement une route[30].  Resnais met en scène ses documents. Les photos, arrêts de vie, sont des visions sur le cauchemar dont on voudrait se réveiller.

Nuit et Brouillard travaille la forme d’expressivité. Dès le début, un travelling vertical (haut  bas) nous découvre le champ vert ensoleillé, griffé par le barbelé, puis barré par un poteau en ciment armé ou deux, ensuite, par un pano gauche droite, est dévoilé un troisième, une lignée, qui rythme en diagonale l’image, comme les colonnes d’un temple effondré de l’âge de fer. Ces mouvements d’appareils qui s’enchaînent en un seul mouvement interprètent la partition d’une musique visuelle. Suit un extrait de Triumph des Willens, avec les soldats en marche, comme si on avait animé ces poteaux.

Et le travelling latéral, oblique, lent, récurrent, butant partout contre le béton de l’oubli, au bout de son parcours, aura investigué en vain les décombres du monde concentrationnaire silencieux de ses suppliciés.

305 plans pour 32 minutes. C’est un découpage proche du montage court de l’école soviétique. C’est même de la cinélangue, où les plans tendent à être équivalents d’un mot, d’une phrase. Ils y correspondent en tout cas plus à des concepts (on ne sait pas qu’on est à Majdanek : on filme la chambre à gaz). Les séries d’images sont là pour matérialiser non tel élément concret en particulier (les portique de…, avec leurs slogans), mais telle espèce en général (l’entrée du camp). Les prisonniers dont subsistent des photos – inconnus, non identifiés – ne sont pas montrés pour eux-mêmes mais pour ce qu’ils représentent.

Comme le Potemkine, Nuit et Brouillard reconstitue l’histoire. A travers la mutinerie d’un cuirassé, c’est la fraternité qui était symbolisée. A travers le calvaire des camps de la mort, c’est la haine qui est stigmatisée. Mais un même humanisme anime les deux oeuvres, dans une dénonciation de l’oppression et une incitation à la vigilance contre toute tyrannie. Chaque film a poussé la recherche artistique plus loin pour la défense de la liberté.

Au sujet des camps, aucun art visuel n’a donné une oeuvre de la force de Nuit et Brouillard. La peinture a représenté l’enfer (Bosch). Picasso se dépasse dans Guernica. Mais ignore Auschwitz.

Comme le Potemkine, Nuit et Brouillard est un film de l’Homme révolté.  Eisenstein exprime dans un langage novateur le moment fort des temps modernes, le temps des révolutions. Au siècle des génocides, Resnais, à travers une  image du temps renouvelée, assume son temps avec une œuvre de cinéma aussi marquante.

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1. Annette Insdorf, Cinéma et Holocauste, Paris, Cinémaction, 1985, p. 48.

 2.  “Shoah c’est véritablement le contraire de Nuit et brouillard”, déclare Claude Lanzmann in                Shoah, le film (des psychanalystes écrivent), Paris, éd. Grancher, 1990, p. 203.

 3. Ibid., p. 205.

4. Ibid., p. 204 (C’est une intervenante dans la salle qui le dit. “Oui… je suis complètement d’accord” lui répond Cl. Lanzmann).

5. Ibid., p. 204.

[6]  Cf. le découpage de Nuit et Brouillard plan par plan, in Gabrielle Jutz, Geschikte im Kino (Eine Semio-Historie des französischen Films), Münster, Nodus Publikationen, 1991, p.143-171. Voir aussi  Jean  Cayrol, “Scénario de Nuit et Brouillard”, in l’Avant-scène du Cinéma, 1961.

[7]  Marsha  Kinder et Beverle Houston, Close Up, New York, Harcourt, 1972, p. 125.

[8] Cf. sur le thème des enfants : Au nom du Führer de L. Chagoll, Zakhor de F. Russo ; sur le génocide : le film du Centre S. Wiesenthal avec O. Welles en voix off ; sur le régime nazi : Le Fascisme ordinaire de M. Romm, De Nuremberg à Nuremberg de F. Rossif. Puis après Shoah, c’est l’enregistrement du plus de témoins possible (un plan-séquence fixe en plan moyen, par la Fondation Auschwitz et l’université de Yale ; par la Fondation Spielberg).

[9] Titre du film de Franz Buyens (1978).

[10] Robert Michael, “The Terrible Flaw of Night and Fog”, in Martyrdom and Resistance, sept.-oct., 1981, p. 13.

[11]  Ilan Avisar, The Aesthetics and Politics of the Holocaust film (thèse, Indiana University), microfilm, Ann Arbor, 1983, “Night and Fog” : p. 27-50.

[12]  Cf. James Monaco, Alain Resnais, Oxford University Press, 1978, p. 22 ; et Jacques Chevalier, “le Képi de Pithiviers”, la Revue du Cinéma, n°462, 1990, p. 5.

[13]  Alain Resnais, in Premier Plan, n°18, Lyon, Serdoc, 1961, p.37.

[14] Charles  Krantz, “Teaching Night and Fog : History and Historiography”, in Film and History, n°15, Newark, New Jersey, 1985, p. 11.

[15] Cf. le titre Poèmes de la Nuit et du Brouillard de Cayrol en 1946.

[16] Vincent Lowy, “La représentation des chambres à gaz à l’écran”, in Cahier international sur le témoignage audiovisuel, Bruxelles, Fondation Auschwitz, 2000, p. 21-40.

[17] Henri Agel, Répertoire analytique de 80 CM en 16 mm, Paris, éd. de l’Ecole, 1961, p. 35.

[18]  Charles Krantz, op. cit., “What was the point of the film ? – The whole point, he replied ,was Algeria”, p.11.

[19] Shoah, le film, op. cit., 1990, p. 204.

[20] In Esprit, cité par Gaston Bounoure, Alain Resnais, Paris, Seghers, 1974, p. 121.

[21]  Ghislain Cloquet, qui était le caméraman du film de Nuit et Brouillard, in Alain Resnais ou la création au cinéma, in l’Arc, n°31, Aix-en-Provence, 1967, p. 59.

[22]  Alain Resnais, in Premier Plan, op. cit., p.37.

[23] Cinéma 56, n°10, Paris, 1956, p. 83 (article non signé).

[24]  Alain Resnais, in Premier Plan, op. cit., p.38.

[25] Jacques Doniol-Valcroze, “Le massacre des innocents”, Les Cahiers du Cinéma, 1956, p. 37.

[26] Henri Agel, op. cit., p.35.

[27] Cité in Robert Benayoun, Alain Resnais, arpenteur de l’imaginaire, Paris, Ramsay, Stock, 1985, p.52.

[28] Jean-François Forges, “Shoah : histoire et mémoire”, les Temps modernes, 1999, p. 31 (extrait de La Dernière Etape de Wanda Jakubowska). “Ne pas montrer d’archives, ajoute cet auteur, c’est aussi une question de déontologie”. Or, Raoul Hilberg, en historien qui se respecte, fonde sa Destruction des juifs d’Europe sur des milliers de documents, et en montre l’un ou l’autre, à Lanzmann, dans Shoah !

[29] In Cinéma 56, op. cit., p. 83.

[30]  C. Krantz, op. cit., p. 4. Cf le mot “camino” cité dans un récit, in Olga Wormser et Henri Michel, Tragédie de la déportation 1940-1945 (200 témoignages, dont 2 de Cayrol), Paris, Hachette, 1954. Les deux éditeurs de ce recueil étaient directeurs du Comité d’Histoire qui a fait la commande de Nuit et Brouillard.

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