« LA DERNIÈRE CARTE » : Une bouteille à la mère

INTERVIEW Contact J Magazine, décembre 2008, n° 220, p. 34 .

 

Se doutait-t-il, Sylvain Biegeleisen, le jour où il planta sa caméra à Anvers devant sa mère de 87 ans, que leur vie en serait changée ? Après 50 ans du silence de la mère, le voici soudain submergé de révélations sur son père, ses frères, sur la chape de plomb que la Shoah a refermé sur leurs secrets de famille. Aujourd’hui ridée comme un parchemin, il apprend combien sa mère avait été belle, avait aimé un autre homme, le frère de son père, et comment sa dernière carte reçue du camp de Drancy, avait détruit sa joie de vivre. Par le miracle de la caméra, sa mère se métamorphose sous nos yeux et Sylvain reçoit enfin la caresse si longtemps contenue. Un documentaire poignant, tendre et drôle, sur lequel le réalisateur, artiste et thérapeute israélien autodidacte, répond à nos questions.

 

– Quel a été le déclic qui vous a amené à filmer votre mère et elle à se confesser ?

– Pour ses 87 ans, j’ai proposé à ma mère de la filmer avec ma caméra vidéo semi-professionnelle avec laquelle j’avais tourné mon documentaire expérimental « Sentiments nus ». Elle n’a pas dit non. Depuis la mort de mon père, de temps en temps, elle lâchait un souvenir ou l’autre, mais sans donner de détails. Moi, j’avais besoin de recréer une vraie relation mère-fils sur laquelle je sentais peser un secret lié à la Shoah.

 

– Ce film vous a-t-il aidé à reconfigurer vos rapports affectifs avec les membres de votre famille ?

– Oui. Je suis passé du rôle de victime à celui d’égal à égal avec mes frères. Grâce au dialogue avec ma mère, j’ai dissipé mon malaise. Avec mes frères, qui savaient ce que j’allais découvrir, j’ai eu une série de dialogues qui continuent jusqu’à aujourd’hui, mais entre quatre yeux et à l’écart de la caméra, à leur demande. Un dialogue de type différent, car la relation mère-fils est beaucoup plus sensible. Avec elle ce n’était pas seulement un voyage pour clarifier et avoir des réponses. Il y avait un but : elle a eu un fils et moi une mère. Pour moi ce film n’est pas une forme de thérapie. Ca je l’ai fait pendant 15 ans avec des psys. Ce que la caméra m’a permis, c’est d’écouter. Le rôle neutre de la caméra c’est de capter un moment spontané, un moment d’intimité, comme celui où elle me caresse ou celui où nous dansons. C’est la force du cinéma documentaire.

 

– Si vous n’aviez pas trouvé le courage de filmer votre maman comme vous l’avez fait, auriez-vous trouvé la paix des cœurs par un autre moyen ?

– Ça n’aurait pas eu le même impact et n’aurait pas apporté la même paix entre nous. Un ersatz reste un ersatz. Le rutabaga c’est bien, mais ça ne vaut pas la pomme de terre. Sinon, la cicatrice reste. Ce film apporte un « tikoun » (réparation) : les gens qui le voient ne restent pas passifs. Il tend une corde émotive qui vibre chez les spectateurs. Chez certains il a fait réapparaître des choses qui attendaient de voir le jour et ils m’envoient leurs histoires. C’est quand j’ai vu l’émotion qui se dégageait des rushes que j’ai décidé d’en faire un film grand public. Quand ma mère l’a vu, elle m’a dit : si j’avais su, je me serais coiffée et mieux habillée !

 

– Quand vous rêvez, vous tournez-vous en boucle la séquence magique où votre mère vous caresse longuement le visage ?

– Aujourd’hui je n’ai plus ce besoin de combler un manque, mais la « faim » reste et elle est comblée par les rapports affectifs normaux que nous avons maintenant. Elle sourit, elle pleure, nous parlons. Le top de la catharsis, c’est quand deux personnes arrivent à se libérer, à se toucher, à se caresser. Avant le film, je n’avais jamais vu pleurer ma mère de ma vie.

 

Jack P. Mener

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